L’École supérieure de guerre et la scolarité en 1905
Extrait du supplément illustré du Petit journal militaire, maritime et colonial (n°29)
L’École supérieure de guerre à l’École militaire en 1905
L'organisation de l’École
L'École supérieure de guerre est installée à Paris, dans un superbe édifice élevé en face du Champ-de-Mars, avenue de la Motte-Piquet, et qui occupe presque la totalité d'une des faces du grand groupe de bâtiments militaires qu'on appelle l'École.
Les bâtiments consacrés à l'École se composent du château, dont le premier étage de la partie centrale sert d'appartement somptueux au général commandant l'École, tandis que le rez-de-chaussée est consacré à la splendide bibliothèque de l'École.
La bibliothèque de l’École supérieure de guerre
Les deux ailes contiennent la direction des études, les cabinets des professeurs, les appartements du colonel commandant en second. Par derrière, une grande cour, dite « d'honneur », entourée de belles colonnades, n'est guère utilisée que pour les exercices d'automobiles auxquels les officiers se livrent au printemps. Un grand mur couvert de lierre la sépare de cours latérales sur lesquelles donnent les issues des deux bâtiments en retour, dont le rez-de-chaussée renferme les deux amphithéâtres et diverses salles d'examens ; au premier s'alignent les salles d'étude dans lesquelles chaque officier possède un très grand pupitre permettant l'étalage des cartes.
Une salle de lecture à la bibliothèque
Dans le prolongement du château, un bâtiment annexe sert, à l'heure du repas, de mess pour les officiers célibataires, et se transforme ensuite en salles de Kriegspiel ou en salles d'examen. De fort belles écuries occupent un bâtiment spécial ; un peu plus loin, une carrière et deux manèges complètent cet ensemble.
Un général de division commande l'École. Le plus souvent, cet officier général est un des plus éminents de l'armée.
Les grands tacticiens, tels que les BONNAL et les LANGLOIS, dont les écrits font loi dans le monde entier, ont occupé ces fonctions et en ont profité pour donner à l'École la plus heureuse impulsion. Les commandants de l'École ont été, depuis le début, les généraux GANDIL, LEWAL, SAVIN DE LARCLAUSE, ALLAN, SCHNEEGANS, LEBELIN DE DIONNE, LAMIRAUX, RENOUARD, LANGLOIS, BONNAL, DE LACROIX, BRUN.
Le général est aidé dans sa tâche par un colonel directeur des études, qui remplit en même temps les fonctions de chef de corps vis-à-vis du personnel inférieur assez nombreux. Il est lui-même secondé par un lieutenant-colonel sous-directeur des études et un chef de bataillon adjoint.
L'administration est assurée par un major, un trésorier et un officier d'administration.
Deux médecins militaires assurent le service médical et le cours du service de santé. Deux vétérinaires soignent les chevaux.
Le corps des professeurs est des plus éminents. A l'exception du cours de tactique générale, histoire militaire et stratégie, qui est traité par un professeur et trois adjoints, chacun des autres cours : infanterie, cavalerie, artillerie, fortification, état-major et géographie est confié à un .colonel ou lieutenant-colonel professeur et un chef de bataillon ou d'escadrons, professeur adjoint. Il y a, en outre, un sous-intendant pour le cours d'administration ; un capitaine de frégate, professeur de l'École supérieure de Marine, vient faire les conférences de tactique navale. Un chef d'escadrons ou lieutenant-colonel du cadre noir, écuyer en chef, a la haute main sur les questions de remonte, et le haut commandement des unités de cavaliers du train, ordonnances, etc. Trois capitaines écuyers s'occupent, sous ses ordres, de l'instruction équestre des officiers.
Les cours d'allemand sont faits, actuellement, par deux officiers et deux civils. Le cours de russe est confié à un professeur civil.
En outre, certains officiers de l'état-major général de l'armée viennent faire des conférences sur la mobilisation, le service des chemins de fer, les armées étrangères, etc.
On peut, au premier abord, s'étonner de ce grand nombre de professeurs ; mais, en réalité, il est plutôt insuffisant. Les hautes études qu'ils ont à diriger, les nombreux travaux qu’ils ont à préparer, à corriger, nécessitent énormément de travail et ils ne peuvent suffire à la tâche. On voit souvent, au bout de trois ou quatre ans, quelques-uns d'entre eux tomber malades ou donner des signes de fatigue cérébrale. C'est que tous se consacrent, corps et âme, aux fort intéressantes, mais très absorbantes fonctions qui leur ont été confiées. Malgré toute leur valeur, ils savent rester modestes et sont presque tous, pour les officiers élèves, des guides expérimentés et très bienveillants, presque des camarades.
Pour achever la liste du personnel du cadre, signalons les deux bibliothécaires et le lieutenant du train.
La haute direction de l'instruction est assurée dans ses grandes lignes par un conseil d'instruction composé du général commandant l'École, président; un sous-chef d'état-major de l'armée, quatre généraux de brigade, un par arme, désignés par le ministre, le commandant en second de l'École, quatre professeurs de l'École et l'officier supérieur secrétaire du comité technique d'état-major.
Les officiers élèves portent officiellement le titre de « officiers détachés à l'École supérieure de guerre ». En effet, par raison d'économie, ils continuent, bien que n'y devant plus jamais retourner, pas plus en temps de guerre qu'en temps de paix, à compter à un, régiment dans lequel ils ne sont pas remplacés.
Au lieu de porter, comme à l'ancienne École d'application d'état-major, un uniforme spécial, ils conservent la tenue de leur arme d'origine, qu'ils garderont d'ailleurs quand, plus tard, ils appartiendront à un état-major. Le seul signe qui les distingue est la grenade d'or qui, sur le collet et le képi, remplace les numéros des officiers de troupe.
Chaque promotion se désigne simplement par un numéro.
Le programme des études est différent pour les deux promotions. Chacune d'elles se divise, pour la facilité des études, en six groupes, dans lesquels le plus ancien capitaine est le chef, chargé des relations avec les autorités, soit directement, soit par l'intermédiaire du plus ancien de tous, dit major de promotion.
Le rang d'entrée ne joue aucun rôle, il est d'ailleurs inconnu de la plupart des intéressés.
Pour l'allemand et pour l'équitation, les promotions sont divisées en groupes spéciaux, de façon à réunir ensemble les officiers de même force.
Un des premiers soins dont on se préoccupe au début des études est de faire passer tous les nouveaux arrivés à l'atelier de photographie, tels des clients de l'atelier Bertillon. Puis, des épreuves obtenues, on fabrique des petits carnets distribués au plus vite à tous les professeurs, aux concierges, à l'adjudant vaguemestre, etc. Chacun d'eux peut ainsi étudier dans son cabinet les têtes des officiers détachés et apprendre leurs noms avec la, plus grande facilité, et ce n'est pas sans étonnement, quand on ignore ce petit truc, qu'on remarque que, dès les premiers temps, on est appelé par son nom par des gens qui vous voient pour la première fois.
Une page du carnet de la 32e promotion
La période d'hiver –L'enseignement
C'est généralement le 3 novembre que commencent véritablement les études de l'École supérieure de guerre. Elles durent deux années. Caque année comprend deux périodes tout à fait distinctes : la période d'hiver consacrée à l’enseignement théorique et pratique ; puis, à partir du 1er mai, la série des voyages d'été et les manœuvres.
Les différents moyens employés pour développer l'instruction spéciale des officiers sont assez variés : ce sont les conférences, les travaux d'étude faits à domicile, les travaux en salle, les interrogations, les Kriegspiel, enfin les études sur le terrain ; en outre les séances de langues étrangères et l'équitation.
Tous les matins, ou à peu près, de 9h45 à 11 heures, a lieu à l'amphithéâtre de chaque division (c'est-à-dire de chaque promotion) une conférence sur la, tactique d'infanterie, de cavalerie ou d'artillerie, sur la fortification, sur la tactique générale, l'histoire militaire et stratégie, sur les opérations de siège et place, sur la géographie militaire, sur le service d'état-major, sur les services de l'intendance et de santé, sur la mobilisation, le service des chemins de fer, l'hippologie, l'économie politique, la tactique navale, l'armée coloniale, les armées étrangères, etc., etc., sans compter quelques conférences particulières sur les questions à l'ordre du jour.
Ces conférences, sauf de très rares exceptions, sont extrêmement intéressantes et religieusement écoutées. Quelques-unes sont, cependant, assez ardues, et les cinq quarts d'heure d'attention soutenue sont parfois longs.
Sortie de l’amphithéâtre - Après une conférence sensationnelle
Les matières traitées dans les conférences sont généralement développées avec plus de détails dans des cours imprimés qui sont distribués soit au début de l'année soit plus tard. Ils sont si volumineux qu'on n'a généralement pas le temps de les ouvrir pendant les deux années d'École, mais ce sont de précieux documents qu'on consultera avec grand intérêt après la sortie de l'École.
Les moyens de s'assurer du résultat du travail et de la réflexion des officiers sont de deux sortes : les interrogations et les travaux d'application. Le premier tend de plus en plus à disparaître : il y a en effet quelque chose d'un peu choquant à voir des officiers de la valeur et de l'âge de ceux qui sont réunis à l'École de guerre avoir à répondre comme des potaches à des « colles » ;il serait à désirer que les examens d'entrée fussent les derniers de la carrière. Cela est si vrai que les professeurs, obligés de procéder à ces interrogatoires, s'efforcent de les transformer en causeries et en profitables discussions.
Il n'y a plus aujourd'hui de « colles » que pour la géographie, le service de santé, la mobilisation et le chemin de fer, c'est-à-dire, au moins dans ces deux dernières branches, pour des matières pour lesquelles elles constituent le meilleur moyen de constater si les officiers ont besoin d'explications complémentaires.
Mais le véritable moyen d'appréciation des résultats consiste dans l'application des principes étudiés au moyen de travaux de toutes sortes.
Ce sont le plus souvent des travaux à faire à domicile, avec l'aide de tous les documents que l'on veut, mais dans un laps de temps déterminé, généralement assez court.
Pour certains travaux à grande envergure, comme, par exemple, le travail de siège ou celui de géographie, dont on peut choisir le sujet, travaux qui rappellent un peu les thèses de droit ou de doctorat, on dispose d'une latitude d'un mois à six semaines.
On exécute, de temps en temps, des travaux en salles, en un laps de temps strictement limité, toute une promotion traitant en même temps le même sujet. C'est ainsi qu'on exécute certains travaux de tactique générale et la, plupart de ceux d'état-major; cela est fort logique, car il importe que les officiers soient entraînés à élucider avec rapidité les questions tactiques et à la traduire rapidement aussi sous forme d'ordres. Le temps est presque toujours un élément précieux à la guerre.
Tous ces travaux, certes, sont fort utiles, mais, pour porter tous leurs fruits, il faudrait que tous, sans exception, soient corrigés d'un bout à, l'autre. Or, ils sont si multipliés, que les professeurs, débordés, ne corrigent souvent que quelques uns d'entre eux, au hasard, ou de minimes parties.
La période d'hiver – Le Kriegspiel
Le mode de travail le plus intéressant et le plus profitable, est, certainement, celui dont l'invention est d'origine allemande et que l'on désigne encore sous le nom allemand de Kriegspiel. Il nécessite trois salles. Une situation générale est donnée, établissant un point de départ bien net pour deux partis opposés, dont chacun ignore complètement l'emplacement, la composition et la mission de l'autre. Dans chaque camp, les rôles sont distribués entre les officiers : l'un est commandant en chef, un autre commande l'artillerie, un autre la cavalerie; les commandements subalternes sont répartis entre tous les autres officiers du groupe. Les deux partis : l'un dit rouge, l'autre, bleu; opèrent dans les deux salles opposées et n'ont aucune communication. Chaque parti commence par placer, à l'endroit voulu, avec une grande carte à grande échelle étalée sur une immense table, des figurettes de plomb représentant, à l'exacte proportion voulue, les éléments de chaque arme dont se composent les troupes sous ses ordres. C'est le figuré de la situation initiale.
Une séance de Kriegspiel (exercice à double action sur la carte)
Entre les deux partis, dans la salle du milieu, se tient le professeur directeur de la manœuvre, aidé de deux assesseurs chargés chacun de reproduire, pour l'un des partis, sur une troisième grande carte, l'emplacement exact de tous les éléments placés par ce parti sur la sienne. La carte du directeur représente donc la situation totale des deux adversaires.
L'action commence: successivement le directeur envoie aux rouges ou aux bleus un ordre supposé émanant de l'autorité supérieure, ou l'indication d'un incident, ou bien décide que, par suite des dispositions de l'ennemi dont lui seul peut juger les conséquences, grâce à la carte d'ensemble), tel bataillon échoue dans son attaque, telle reconnaissance est enlevée, telle compagnie anéantie par le feu de l'artillerie, qu'ici le mouvement exécuté ne rencontre pas d'opposition, etc., etc. Le chef de parti ou, suivant les circonstances, les chefs subalternes ont, alors, à prendre rapidement des décisions, à lancer des ordres, expédier des rapports, que chacun rédige en ayant bien soin de tenir compte des espaces et, du temps, qui, en réalité, seraient nécessaires pour les transmissions et les mouvements.
C'est ainsi, pendant plusieurs heures, un échange d'ordres et de comptes rendus entre le directeur et les deux partis opposés.
Quand l'affaire est jugée suffisamment poussée, le directeur réunit dans la salle centrale les deux adversaires, fait exposer par chaque parti les situations et les dispositions prises, critique les opérations, fait ses -observations en insistant sur les enseignements principaux qui ressortent de cet exercice.
Ces Kriegspiel sont éminemment intéressants pour tous et donnent d'excellents résultats. Ils habituent à voir clair dans une situation, à prendre rapidement les mesures voulues, à résoudre des difficultés, à rédiger des ordres et des comptes rendus ; ils offrent amplement matière à une discussion profitable. Tous les deux jours, dans la matinée, les groupes ont une séance d'allemand, dans laquelle on cause des événements, exclusivement en allemand, à moins qu'on ne lise quelque ouvrage renommé de cette langue. Les officiers assez forts pour pouvoir le faire sans trop de perte de temps, sont sollicités, en outre, de faire, dans leurs moments libres, la traduction des publications récentes allemandes les plus intéressantes. C'est, en grande partie, par ce moyen que les bibliothèques des garnisons de France sont enrichies de traductions des principales œuvres de nos voisins.
La période d'hiver – Equitation, escrime, automobile
Tous les jours, sans exception, tous les officiers ont une séance d'équitation de trois quarts d'heure. Explications d'hippologie, principes de dressage, travail avec et sans étriers, travail individuel ou en reprise, saut, exercice au sauteur, voltige, on fait de tout successivement. Depuis peu, cependant, on a supprimé la voltige à la suite de fâcheux accidents : à quarante ans, on n'est plus assez souple pour pouvoir se livrer, sans danger, à ce genre d'exercice.
Les chevaux dont dispose l'École sont au nombre de plus de 200, comprenant une centaine d'excellentes et magnifiques bêtes de pur sang pas toujours commodes, mais, néanmoins, fort agréables à monter.
Actuellement, tous les officiers, à quelque arme qu'ils appartiennent, sont astreints à ces séances d'équitation. Pour les officiers d'infanterie, on pourrait, même leur souhaiter une séance un peu plus longue. Il faut travailler ferme quand on sort d'une arme à pied où l'on n'a eu que très rarement l'occasion de monter et qu'il faut devenir capable de faire, sur des chevaux de sang, le dur service qui, en campagne, sera demandé, sur le champ de bataille, aux officiers d'état-major. Les officiers de cavalerie et d'artillerie, eux, qui n'ont rien à apprendre en fait, d'équitation, pourraient bien en être dispensés, d'autant plus qu'ils ont à monter quotidiennement leur cheval à eux.
Les séances d'équitation ont lieu au début de la journée. L'École ne disposant que de deux manèges, on est obligé d'échelonner les reprises; un tiers de chaque promotion doit en conséquence monter à 6 h 1/2 du matin, ce qui, en plein hiver, paraît extrêmement pénible.
Ces séances, pendant la mauvaise saison, ont lieu au manège, mais dès que le beau temps paraît, elles sont remplacées par de délicieuses promenades au bois de Boulogne, en liberté. On voit alors des groupes de deux ou trois cavaliers se diriger en causant, par l'avenue de La Bourdonnais, le Trocadéro ou le Cours-la-Reine, l'avenue de l'impératrice, vers les allées si jolies et si variées de ce bois charmant où ils croisent les cavaliers les plus chics de Paris et les plus gracieuses amazones.
L'escrime n'est pas obligatoire, néanmoins beaucoup d'officiers fréquentent la salle d'armes, où ils trouvent les conseils d'un excellent maître d'armes. Les quelques semaines qui précèdent le championnat international d'épée, on voit dans les cours, à l'ombre des grands murs couverts de lierre, ou entre les colonnes de la cour d'honneur, des groupes d'officiers s'entraînant, tunique bas, en vue du championnat.
A la salle d’escrime
A partir du mois de janvier, on voit tous les jours, pendant plusieurs heures, une ou plusieurs automobiles tourner en rond dans la cour d'honneur, exécutant des virages, des changements d'allure, des parcours au milieu d'obstacles, etc. Ce sont les officiers de seconde armée qui s'escriment à la conduite de ces véhicules fort employés dans les états-majors, en campagne et même aux manœuvres.
Une leçon d’automobile
Au mois de mai, des ingénieurs viennent leur faire subir un court examen, à la suite duquel on leur délivre un brevet de chauffeur.
Si les travaux sur la carte sont très profitables à beaucoup de point de vue, lorsqu'ils sont bien conduits, ils présentent une grosse lacune, c'est d'obliger à ne tenir compte de la nature du terrain que dans la proportion où la carte peut l'indiquer. Il y a donc grand intérêt à opérer le plus souvent possible sur un terrain véritable, en pleine campagne. C'est ce qu'on tait chaque fois que les circonstances atmosphériques le permettent. Les groupes se rendent, suivant les distances, à cheval, à bicyclette ou en chemin de fer, à un point de réunion déterminé, puis, après communication des thèmes et des missions, on se disperse pour aller étudier sur place chacun son affaire; on se réunit de nouveau sur certains points d'observation pour discuter les opinions de chacun sur les opérations étudiées.