L'ÉCOLE SUPÉRIEURE DE GUERRE DANS LES ANNÉES 1967-1969
En 1976, le général d'armée
USUREAU, ancien commandant de l'École supérieure de guerre, a rappelé, dans les
actes du Colloque du Centenaire de l’ESG 1876-1976, l’évolution donnée à
l’enseignement sous son commandement.
En prenant en septembre 1967 le commandement de l'École,
six ans après y avoir été professeur pendant quelques mois, et douze ans après
y avoir été stagiaire, j'ai noté les cinq points caractéristiques suivants :
1) Une ouverture très élargie sur l'extérieur, dans
l'enseignement général non militaire.
2) Une emprise accentuée de la pédagogie, des sciences humaines,
et surtout de la méthode de raisonnement.
3) La persistance d'études développées sur la guerre
insurrectionnelle et la guérilla, mais transposées en partie dans la Défense opérationnelle
du territoire (DOT).
4) Une doctrine tactique en pleine recherche,
inconfortablement assise, par la force des choses, entre deux chaises, qu'il
s'agisse du conventionnel et du nucléaire, ou des structures des grandes
unités. Il en résultait une certaine confusion qui empêchait la nette
formulation d'une doctrine de tactique générale.
5) Un cours d'histoire trop limité au récit détaillé de
batailles ou de combats divers ; l'absence d'ouvertures sérieuses sur la
géopolitique ; le silence sur la stratégie.
Tels sont les cinq points que je veux évoquer. Je passerai
rapidement sur les trois premiers, pour m'étendre davantage sur les deux
derniers.
1 - Ouverture sur
l'extérieur, dans l'enseignement militaire général non militaire.
Cette ouverture était naturelle, en raison du développement
rapide de sciences et de techniques nouvelles dans les domaines les plus
divers. Il ne s'agissait pas seulement de satisfaire la curiosité
intellectuelle et d'élargir la culture générale d'officiers sélectionnés,
destinés à constituer une élite, mais aussi de leur faciliter l'accès à des
travaux d'état-major où de telles connaissances avaient désormais leur place.
Il fallait aussi, dans une France où le prestige de l'armée perdait de son
éclat, porter d'autant plus haut l'image de marque d'officiers appelés à se
frotter de plus en plus avec les autres élites civiles, et par là favoriser le
rayonnement de la pensée militaire portée par ces officiers.
C'est en raison de tels critères que ces activités
d'enseignement général, qui risquaient un peu de proliférer, furent alors
canalisées et rationalisées en mettant l'accent sur les plus rentables d'entre
elles, par exemple : l'informatique, la prospective, la recherche
opérationnelle, le budget, l'économie, l'extension à toute l'École de
commissions semblables à celle qui fonctionnait déjà avec le Conseil national
du patronat français (CNPF), etc. D'autres activités, en revanche, durent être
supprimées, par exemple le pensum de « la thèse ».
2 - Pédagogie et
méthode de raisonnement.
La pédagogie, en tant qu'application des sciences humaines,
et la méthode de raisonnement tactique enseignée à l'École supérieure de
guerre, imposaient un véritable carcan aux études tactiques.
J'avais déjà trouvé la même pesanteur à l'École d'application
d'infanterie dont je venais de quitter le commandement, et où j'avais fait
mettre au pilon une Méthode de raisonnement tactique (MRT) en 90 pages, sans le
respect de laquelle il n'était pas de salut pour résoudre un simple cas
tactique de section. C'était encore moins acceptable dans une école du niveau
de l'ESG, où la préparation au concours d'admission devait suffire à
l'enseignement et à l'acquisition d'une méthode rationnelle de raisonnement.
Au cours des discussions par groupe sur un thème tactique,
on en venait, sous la conduite de l'instructeur, à accorder plus d'importance
au processus du raisonnement qu'au thème lui-même et à ses enseignements.
Il fallut donc tailler dans le vif, sous peine de voir l'École
se scléroser dans des discussions byzantines. Conséquence assez remarquable,
les séances d'études tactiques par groupe se trouvèrent alors dépouillées d'une
partie importante de leur substance. Il apparut ainsi qu'on pouvait consacrer
moins de temps à l'étude d'un thème tactique, et reporter ce gain de temps sur
des études plus hautes.
Par ailleurs, les procédés et méthodes pédagogiques de l'École
étaient largement en avance sur ce qui se faisait ailleurs, ainsi que cela
apparut lorsque fonctionna la grande commission ESG – Éducation nationale, de
même que la commission ESG - CNPF avait permis au patronat de constater
l'avance considérable prise par l'armée dans les domaines de la formation
permanente et du recyclage. Seul un procédé moderne de pédagogie n'était pas
encore appliqué, à savoir l'emploi de réseaux de télévision. Ce procédé étant particulièrement
indiqué à l'ESG pour de nombreuses raisons, le chef d'état-major de l'armée de
Terre accorda immédiatement une première tranche importante des crédits
nécessaires.
Indépendamment des autres avantages offerts par la
télévision, je tiens à préciser que le but essentiel poursuivi constituait à
arriver au montage d'exercices destinés à habituer les stagiaires à des prises
de décisions rapides, à l'échelon d'une grande unité, en opposition avec les
palabres de la méthode de raisonnement. Si je donne cette précision, c'est
parce que je dois à la vérité de dire que c'est l'école allemande qui m'avait
enseigné les vertus d'une « appréciation sur la situation » énoncée en quelques
phrases, suivie d'une « décision » formulée avec une grande concision. C'est là
une gymnastique de l'esprit et du caractère, dont notre enseignement paraissait
avoir besoin.
Le rayonnement ne serait donc pas ici à notre actif, mais à
celui de l'école allemande. On peut cependant se demander s'il s'agit seulement
d'une formation pédagogique, ou d'une forme de conception, plus fondamentale,
propre à chacune des deux armées ?
3 - Études sur la
guerre insurrectionnelle et sur la guérilla.
L'armée française avait évidemment pris une avance
importante dans ce domaine, et la quasi-totalité des officiers stagiaires en
avaient une expérience personnelle. Ces études n'en auraient pas moins été
superflues depuis 1962, si leur transposition sur la DOT n'avait présenté un
réel intérêt.
Les hésitations d'une doctrine encore mouvante, ainsi que
la place incertaine tenue par la DOT dans la stratégie de défense, permettaient
d'envisager les formes d'action les plus variées, y compris les plus
contestables. Peu importe d'ailleurs, car ces études se révélèrent profitables,
lorsque la doctrine de la DOT, en s'affermissant, permit d'y voir plus clair et
aussi de rejeter, parmi les enseignements tirés des opérations outre-mer une
certaine gangue plus déformante qu'utile.
D'un autre côté, les études sur la DOT avaient permis de mettre
au point un ensemble d'exercices très profitables et concrets sur les
caractéristiques géographiques des différentes régions françaises, sur
l'organisation et l'administration du territoire, sur le commandement
territorial, et sur la législation concernant le maintien de l'ordre, l'état de
crise, l'état de guerre.
4 - La doctrine.
« La doctrine » (tactique générale, tactique
d'arme, emploi des grandes unités) était alors en pleine gestation. La 1re
armée à ses différents échelons et les écoles y travaillaient ferme, du feu
nucléaire au conventionnel et à la guérilla. Beaucoup d'enseignements s'étaient
déjà dégagés des manœuvres et études diverses, en 1967. Mais ils n'étaient
encore souvent que partiels, et pas toujours concordants.
Il est difficile, dans une situation de cette sorte, de
conduire le vaisseau de l'École de guerre, quand ni le cap, ni les vents, ni
les courants ne sont suffisamment assurés.
Or, la doctrine nucléaire (en ne parlant que de l'emploi
tactique du feu nucléaire, et aucunement du sujet tabou de la stratégie
nucléaire) permettait encore les plus grandes audaces imaginables, et les
frappes tombaient dans les exercices, pour être livrées aux évaluations des
analystes. Ce n'était pas sans profit, car cela permettait d'exercer les
esprits et de les habituer à la manipulation intellectuelle extrêmement
délicate — et facilement contestable parce qu'impossible à tester - du feu
nucléaire tactique.
Un exemple d'audace imaginative : deux thèmes avaient pour
objet l'étude de l'arrêt d'un raid ennemi de 2 ou 3 divisions en direction de
Paris ou de la Loire. On comparait alors les mérites respectifs de « l'imbrication »,
du « dépassement » et de la « pénétration » (selon le
jargon du moment), de front ou de flanc, avec l'emploi de 2 ou 3 projectiles
nucléaires de 10 ou 20 kilotonnes lancés, soit par Honest-John, soit par avion.
De telles études étaient-elles et sont-elles fructueuses à
l'École supérieure de guerre ? Je n'hésite pas à donner une réponse
affirmative, dans la limite où une doctrine se cherche (mais une doctrine
n'évolue-t-elle pas toujours ?), où les impulsions viennent de manœuvres
expérimentales conduites par l'armée, et où on attache aux enseignements
négatifs (le rejet de telle ou telle solution) une valeur positive.
Il paraît bon que les stagiaires participent à la
recherche, mais il faut que ce soit en toute connaissance de cause. La
recherche elle-même en tire profit, car il est difficile de réunir ailleurs
qu'à l'ESG autant de conditions favorables à l'étude : disponibilité, qualité
des cadres et des stagiaires, frottement des armes, des services, des
scientifiques de l'Enseignement militaire supérieur scientifique et technique
(EMSST), des stagiaires étrangers. De plus, le fractionnement en groupes ou
brigades étudiant chacun le même cas, dans des conditions identiques, aboutit
souvent à des résultats assez différents, ce qui permet une confrontation
intéressante, à partir du moment (et cela est important) où l'on ne sort pas
une solution « école » préconcertée.
Bien sûr, les erreurs fondamentales doivent être relevées :
c'est le propre d'un enseignement. Par exemple, le fait de ne pas savoir
décider d'un but ni d'un effort, ou de ne pas prendre les dispositions
correspondantes avec détermination. Mais en revanche, que les moyens appliqués,
les phases, les terrains choisis diffèrent, — à partir du moment où l'ensemble
est cohérent, conforme à des critères dûment explicités, — voilà qui est
instructif et favorable à un échange utile d'idées, donc à l'évolution positive
d'une doctrine qui se cherche, ou qui cherche à se justifier.
C'est pourquoi, dans le domaine de la tactique, l'ESG doit
avoir et a un rôle important à jouer, aussi bien en matière de conception que
d'application.
Il est logique cependant que les stagiaires recherchent,
dans une grande école comme l'ESG, le guide d'une doctrine plus directive.
Parmi les meilleurs, nombreux furent ceux qui me demandèrent de créer un cours
de tactique générale ou de développer les cours d'armes. Mais le risque eût
encore été trop grand de geler les idées : mieux valait encore leur
foisonnement organisé.
L'année 1968 fut d'ailleurs très favorable aux progrès
d'une doctrine plus ferme, l'ensemble des enseignements tirés des manœuvres et
exercices de la 1re armée et ses grandes unités, des études du Centre d'études
tactiques de l'armée de Terre, des écoles d'arme pour l'emploi des petites
unités, des inspections d'arme, des thèmes de l'ESG, présentait une moisson
abondante qu'il devait suffire d'engerber. En même temps, l'état-major de
l'armée de terre (état-major de l’armée de terre) avait défini l'essentiel des
structures et de l'armement des nouvelles unités, et notamment de la division
et des brigades nouvelles.
Il ne manquait plus guère que les documents de synthèse,
c'est-à-dire les règlements et notices provisoires d'emploi, pour établir
clairement une doctrine tactique.
Comme il devenait urgent que l'ESG en disposât pour éviter
les erreurs inutiles, le chef d'état-major de l'armée de Terre autorisa l'École
à élaborer elle-même ces notices en 1969. Ce fut là l'œuvre d'une équipe que
dirigea le colonel VANBREMEERSCH, directeur des études, qui réussit à mener ce
travail à bien en quelques mois. Ces notices « École » reçurent
rapidement l'approbation du 3e bureau, et ce furent elles, en fait, qui
servirent de base aux règlements qui parurent par la suite.
Peut-on mieux établir le rôle joué par l'École de guerre
dans l'élaboration de la doctrine tactique en collaboration étroite avec toute
la matière grise et les expérimentations appliquées à l'extérieur sur cette
recherche ?
Quand j'étais élève à Saint-Cyr, le chef du cours d'emploi
des armes et d'histoire militaire (le commandant CHOUTEAU) nous mit en garde -
avec quelque mépris - contre toute prétention de notre part à croire que nous
allions nous initier à la tactique. « Dans
une dizaine d'années, nous dit-il à peu près, vous serez admis à en connaître
si vous préparez l'École de guerre. Quant à la stratégie, ajouta-t-il, ceux qui
pourront en parler parmi vous se compteront sur les doigts d'une main. »
Nous étions ainsi prévenus qu'il s'agissait d'un sanctuaire dont l'accès était
strictement réservé à quelques grands prêtres.
Vingt ans plus tard, admis à l'ESG, je constatais que la
stratégie restait un domaine à l'entrée duquel on n'introduisait les stagiaires
que sur la pointe des pieds : trois ou quatre conférences brillantes du
général commandant l'École, quelques exposés sur des théâtres d'opérations de
la seconde guerre mondiale (ou de la première), quelques conférences sur des
problèmes mondiaux. C'était disparate, et très insuffisant à mon avis. En tout
cas, nous n'en portions aucune marque à la sortie de l'école.
Douze ans plus tard, en 1967, cette étroite ouverture sur
la stratégie s'était encore rétrécie, sauf quelques aperçus au Cours supérieur
interarmées, et pourtant, dans les domaines de l'actualité et de l'avenir, quel
puissant intérêt présentaient la politique de défense, la stratégie nucléaire,
les stratégies indirectes, etc. ?
Une conférence du général BEAUFRE avait cependant été
programmée. Avant d'entrer dans l'amphi, le général me dit qu'il ne comptait
pas parler plus d'une demi-heure, afin de laisser le temps le plus large aux
questions et discussions. Hélas ! L'auditoire se montra sec au bout d'un quart
d'heure...
Le général et moi convînmes alors du trou qui existait là
dans la formation et dans l'information de cette élite d'officiers, cependant
âgés en moyenne de 40 ans. Non pas qu'ils fussent ignorants, loin de là :
lecteurs assidus de la presse, des revues traitant des problèmes de défense et
de politique étrangère, des livres dont on parlait, ils étaient informés des
questions d'actualité et de leur évolution, en autodidactes. Mais il manquait à
la plupart les bases, l'histoire, un développement rationnel des idées dans le
temps et dans l'espace, une méthode ou une heuristique, tout ce qui constitue
en fait une formation solide sur laquelle l'intelligence et l'imagination
pussent s'appuyer avec assurance pour construire des analyses et des synthèses
profitables et pour faire jaillir des idées.
Il fallait donc amorcer un redressement, pour que la
stratégie et l'étude des éléments fondamentaux d'une politique de défense ne
restent pas le monopole d'éminents universitaires, journalistes et hommes
politiques (ou, à l'occasion, de généraux du cadre de réserve).
Le cours d'histoire subit alors une profonde transformation
:
1) D'une part, les amphis narrant dans le détail des
combats ou des batailles furent remplacés par l'illustration historique de
grands principes stratégiques, tactiques et de commandement.
2) D'autre part, fut créée une « initiation à l'étude de la
stratégie » : on étudia en première année l'évolution de la stratégie, de 1750
à l'ère nucléaire ; en deuxième année : la stratégie nucléaire. Les études
étaient conduites par groupe, avec rédaction de fiches et de résumés, échanges
de communications, exposés, etc.
Cela passionna vite les stagiaires. Mais peu importent les
procédés, qui ont sans doute changé depuis. Ce qui importe davantage, c'est de
relever cette étonnante carence qui frappait notre enseignement militaire
supérieur.
Dira-t-on que la politique de défense et la stratégie sont
réservées à l'échelon du Centre des hautes études militaires (Centre des hautes
études militaires) et de l'Institut des hautes études de défense nationale
(IHEDN) ?
Je pense alors que c'est beaucoup trop tardif, puisque les
intéressés se trouvent à environ dix ans de leur retraite. Et pourquoi aussi
tardivement, alors que je constate tout l'intérêt que portent à ces questions
les jeunes étudiants qui entourent M. DABEZIES, ceux aussi qui suivent à la
Sorbonne le cours de stratégie du général GALLOIS, qui leur parle aussi bien de
Végèce que de Clausewitz et de stratégie nucléaire ?
Est-ce parce que de telles études, à l'époque actuelle,
présentent des aspects politiques inévitables, du fait que tout problème et
toute option sont politisés, qu'il s'agisse de l'Organisation du Traité de
l'Atlantique Nord (OTAN) de l'Europe, de stratégie indirecte de conscription ou
d'armée de volontaires ? Je ne le pense pas, car l'ouverture des esprits est
assez large dans l'enseignement de I'ESG pour que les thèses gouvernementales
ne soient pas les seules à y avoir accès.
Doit-on alors se contenter de voir rejeter la « pensée
militaire » au sein d'une Fondation pour les études de défense nationale ?
Il faudrait au moins, dans ce cas, que l'enseignement militaire supérieur y
participât activement, et que cette pensée ne restât pas ésotérique.
Je laisse ouvert le débat. Mais je tiens à affirmer le
caractère indispensable que présente cette haute culture militaire, économique,
politique, philosophique qu'est la grande stratégie. L'École de guerre ne peut
qu'y gagner un prestige accru.
Réf. Centenaire de l’École supérieure de guerre
1876-1976 - actes du colloque (1976) p. 185-189.