L'École supérieure de guerre dans les années 1967-1969 par le général d'armée USUREAU
En prenant en septembre 1967 le commandement de l'École, six ans après y avoir été professeur pendant quelques mois, et douze ans après y avoir été stagiaire, j'ai noté les cinq points caractéristiques suivants :
1) Une ouverture très élargie sur l'extérieur, dans l'enseignement général non militaire.
2) Une emprise accentuée de la pédagogie, des sciences humaines, et surtout de la méthode de raisonnement.
3) La persistance d'études développées sur la guerre insurrectionnelle et la guérilla, mais transposées en partie dans la Défense opérationnelle du territoire (DOT).
4) Une doctrine tactique en pleine recherche, inconfortablement assise, par la force des choses, entre deux chaises, qu'il s'agisse du conventionnel et du nucléaire, ou des structures des grandes unités. Il en résultait une certaine confusion qui empêchait la nette formulation d'une doctrine de tactique générale.
5) Un cours d'histoire trop limité au récit détaillé de batailles ou de combats divers ; l'absence d'ouvertures sérieuses sur la géopolitique ; le silence sur la stratégie.
Tels sont les cinq points que je veux évoquer. Je passerai rapidement sur les trois premiers, pour m'étendre davantage sur les deux derniers.
1 - Ouverture sur l'extérieur, dans l'enseignement militaire général non militaire.
Cette ouverture était naturelle, en raison du développement rapide de sciences et de techniques nouvelles dans les domaines les plus divers. Il ne s'agissait pas seulement de satisfaire la curiosité intellectuelle et d'élargir la culture générale d'officiers sélectionnés, destinés à constituer une élite, mais aussi de leur faciliter l'accès à des travaux d'état-major où de telles connaissances avaient désormais leur place. Il fallait aussi, dans une France où le prestige de l'armée perdait de son éclat, porter d'autant plus haut l'image de marque d'officiers appelés à se frotter de plus en plus avec les autres élites civiles, et par là favoriser le rayonnement de la pensée militaire portée par ces officiers.
C'est en raison de tels critères que ces activités d'enseignement général, qui risquaient un peu de proliférer, furent alors canalisées et rationalisées en mettant l'accent sur les plus rentables d'entre elles, par exemple : l'informatique, la prospective, la recherche opérationnelle, le budget, l'économie, l'extension à toute l'École de commissions semblables à celle qui fonctionnait déjà avec le Conseil national du patronat français (CNPF), etc. D'autres activités, en revanche, durent être supprimées, par exemple le pensum de « la thèse ».
2 - Pédagogie et méthode de raisonnement.
La pédagogie, en tant qu'application des sciences humaines, et la méthode de raisonnement tactique enseignée à l'École supérieure de guerre, imposaient un véritable carcan aux études tactiques.
J'avais déjà trouvé la même pesanteur à l'École d'application d'infanterie dont je venais de quitter le commandement, et où j'avais fait mettre au pilon une Méthode de raisonnement tactique (MRT) en 90 pages, sans le respect de laquelle il n'était pas de salut pour résoudre un simple cas tactique de section. C'était encore moins acceptable dans une école du niveau de l'ESG, où la préparation au concours d'admission devait suffire à l'enseignement et à l'acquisition d'une méthode rationnelle de raisonnement.
Au cours des discussions par groupe sur un thème tactique, on en venait, sous la conduite de l'instructeur, à accorder plus d'importance au processus du raisonnement qu'au thème lui-même et à ses enseignements.
Il fallut donc tailler dans le vif, sous peine de voir l'École se scléroser dans des discussions byzantines. Conséquence assez remarquable, les séances d'études tactiques par groupe se trouvèrent alors dépouillées d'une partie importante de leur substance. Il apparut ainsi qu'on pouvait consacrer moins de temps à l'étude d'un thème tactique, et reporter ce gain de temps sur des études plus hautes.
Par ailleurs, les procédés et méthodes pédagogiques de l'École étaient largement en avance sur ce qui se faisait ailleurs, ainsi que cela apparut lorsque fonctionna la grande commission ESG – Éducation nationale, de même que la commission ESG - CNPF avait permis au patronat de constater l'avance considérable prise par l'armée dans les domaines de la formation permanente et du recyclage. Seul un procédé moderne de pédagogie n'était pas encore appliqué, à savoir l'emploi de réseaux de télévision. Ce procédé étant particulièrement indiqué à l'ESG pour de nombreuses raisons, le chef d'état-major de l'armée de Terre accorda immédiatement une première tranche importante des crédits nécessaires.
Indépendamment des autres avantages offerts par la télévision, je tiens à préciser que le but essentiel poursuivi constituait à arriver au montage d'exercices destinés à habituer les stagiaires à des prises de décisions rapides, à l'échelon d'une grande unité, en opposition avec les palabres de la méthode de raisonnement. Si je donne cette précision, c'est parce que je dois à la vérité de dire que c'est l'école allemande qui m'avait enseigné les vertus d'une « appréciation sur la situation » énoncée en quelques phrases, suivie d'une « décision » formulée avec une grande concision. C'est là une gymnastique de l'esprit et du caractère, dont notre enseignement paraissait avoir besoin.
Le rayonnement ne serait donc pas ici à notre actif, mais à celui de l'école allemande. On peut cependant se demander s'il s'agit seulement d'une formation pédagogique, ou d'une forme de conception, plus fondamentale, propre à chacune des deux armées ?
3 - Études sur la guerre insurrectionnelle et sur la guérilla.
L'armée française avait évidemment pris une avance importante dans ce domaine, et la quasi-totalité des officiers stagiaires en avaient une expérience personnelle. Ces études n'en auraient pas moins été superflues depuis 1962, si leur transposition sur la DOT n'avait présenté un réel intérêt.
Les hésitations d'une doctrine encore mouvante, ainsi que la place incertaine tenue par la DOT dans la stratégie de défense, permettaient d'envisager les formes d'action les plus variées, y compris les plus contestables. Peu importe d'ailleurs, car ces études se révélèrent profitables, lorsque la doctrine de la DOT, en s'affermissant, permit d'y voir plus clair et aussi de rejeter, parmi les enseignements tirés des opérations outre-mer une certaine gangue plus déformante qu'utile.
D'un autre côté, les études sur la DOT avaient permis de mettre au point un ensemble d'exercices très profitables et concrets sur les caractéristiques géographiques des différentes régions françaises, sur l'organisation et l'administration du territoire, sur le commandement territorial, et sur la législation concernant le maintien de l'ordre, l'état de crise, l'état de guerre.
4 - La doctrine.
« La doctrine » (tactique générale, tactique d'arme, emploi des grandes unités) était alors en pleine gestation. La 1re armée à ses différents échelons et les écoles y travaillaient ferme, du feu nucléaire au conventionnel et à la guérilla. Beaucoup d'enseignements s'étaient déjà dégagés des manœuvres et études diverses, en 1967. Mais ils n'étaient encore souvent que partiels, et pas toujours concordants.
Il est difficile, dans une situation de cette sorte, de conduire le vaisseau de l'École de guerre, quand ni le cap, ni les vents, ni les courants ne sont suffisamment assurés.
Or, la doctrine nucléaire (en ne parlant que de l'emploi tactique du feu nucléaire, et aucunement du sujet tabou de la stratégie nucléaire) permettait encore les plus grandes audaces imaginables, et les frappes tombaient dans les exercices, pour être livrées aux évaluations des analystes. Ce n'était pas sans profit, car cela permettait d'exercer les esprits et de les habituer à la manipulation intellectuelle extrêmement délicate — et facilement contestable parce qu'impossible à tester - du feu nucléaire tactique.
Un exemple d'audace imaginative : deux thèmes avaient pour objet l'étude de l'arrêt d'un raid ennemi de 2 ou 3 divisions en direction de Paris ou de la Loire. On comparait alors les mérites respectifs de « l'imbrication », du « dépassement » et de la « pénétration » (selon le jargon du moment), de front ou de flanc, avec l'emploi de 2 ou 3 projectiles nucléaires de 10 ou 20 kilotonnes lancés, soit par Honest-John, soit par avion.
De telles études étaient-elles et sont-elles fructueuses à l'École supérieure de guerre ? Je n'hésite pas à donner une réponse affirmative, dans la limite où une doctrine se cherche (mais une doctrine n'évolue-t-elle pas toujours ?), où les impulsions viennent de manœuvres expérimentales conduites par l'armée, et où on attache aux enseignements négatifs (le rejet de telle ou telle solution) une valeur positive.
Il paraît bon que les stagiaires participent à la recherche, mais il faut que ce soit en toute connaissance de cause. La recherche elle-même en tire profit, car il est difficile de réunir ailleurs qu'à l'ESG autant de conditions favorables à l'étude : disponibilité, qualité des cadres et des stagiaires, frottement des armes, des services, des scientifiques de l'Enseignement militaire supérieur scientifique et technique (EMSST), des stagiaires étrangers. De plus, le fractionnement en groupes ou brigades étudiant chacun le même cas, dans des conditions identiques, aboutit souvent à des résultats assez différents, ce qui permet une confrontation intéressante, à partir du moment (et cela est important) où l'on ne sort pas une solution « école » préconcertée.
Bien sûr, les erreurs fondamentales doivent être relevées : c'est le propre d'un enseignement. Par exemple, le fait de ne pas savoir décider d'un but ni d'un effort, ou de ne pas prendre les dispositions correspondantes avec détermination. Mais en revanche, que les moyens appliqués, les phases, les terrains choisis diffèrent, — à partir du moment où l'ensemble est cohérent, conforme à des critères dûment explicités, — voilà qui est instructif et favorable à un échange utile d'idées, donc à l'évolution positive d'une doctrine qui se cherche, ou qui cherche à se justifier.
C'est pourquoi, dans le domaine de la tactique, l'ESG doit avoir et a un rôle important à jouer, aussi bien en matière de conception que d'application.
Il est logique cependant que les stagiaires recherchent, dans une grande école comme l'ESG, le guide d'une doctrine plus directive. Parmi les meilleurs, nombreux furent ceux qui me demandèrent de créer un cours de tactique générale ou de développer les cours d'armes. Mais le risque eût encore été trop grand de geler les idées : mieux valait encore leur foisonnement organisé.
L'année 1968 fut d'ailleurs très favorable aux progrès d'une doctrine plus ferme, l'ensemble des enseignements tirés des manœuvres et exercices de la 1re armée et ses grandes unités, des études du Centre d'études tactiques de l'armée de Terre, des écoles d'arme pour l'emploi des petites unités, des inspections d'arme, des thèmes de l'ESG, présentait une moisson abondante qu'il devait suffire d'engerber. En même temps, l'état-major de l'armée de terre (état-major de l’armée de terre) avait défini l'essentiel des structures et de l'armement des nouvelles unités, et notamment de la division et des brigades nouvelles.
Il ne manquait plus guère que les documents de synthèse, c'est-à-dire les règlements et notices provisoires d'emploi, pour établir clairement une doctrine tactique.
Comme il devenait urgent que l'ESG en disposât pour éviter les erreurs inutiles, le chef d'état-major de l'armée de Terre autorisa l'École à élaborer elle-même ces notices en 1969. Ce fut là l'œuvre d'une équipe que dirigea le colonel VANBREMEERSCH, directeur des études, qui réussit à mener ce travail à bien en quelques mois. Ces notices « École » reçurent rapidement l'approbation du 3e bureau, et ce furent elles, en fait, qui servirent de base aux règlements qui parurent par la suite.
Peut-on mieux établir le rôle joué par l'École de guerre dans l'élaboration de la doctrine tactique en collaboration étroite avec toute la matière grise et les expérimentations appliquées à l'extérieur sur cette recherche ?
Quand j'étais élève à Saint-Cyr, le chef du cours d'emploi des armes et d'histoire militaire (le commandant CHOUTEAU) nous mit en garde - avec quelque mépris - contre toute prétention de notre part à croire que nous allions nous initier à la tactique. « Dans une dizaine d'années, nous dit-il à peu près, vous serez admis à en connaître si vous préparez l'École de guerre. Quant à la stratégie, ajouta-t-il, ceux qui pourront en parler parmi vous se compteront sur les doigts d'une main. » Nous étions ainsi prévenus qu'il s'agissait d'un sanctuaire dont l'accès était strictement réservé à quelques grands prêtres.
Vingt ans plus tard, admis à l'ESG, je constatais que la stratégie restait un domaine à l'entrée duquel on n'introduisait les stagiaires que sur la pointe des pieds : trois ou quatre conférences brillantes du général commandant l'École, quelques exposés sur des théâtres d'opérations de la seconde guerre mondiale (ou de la première), quelques conférences sur des problèmes mondiaux. C'était disparate, et très insuffisant à mon avis. En tout cas, nous n'en portions aucune marque à la sortie de l'école.
Douze ans plus tard, en 1967, cette étroite ouverture sur la stratégie s'était encore rétrécie, sauf quelques aperçus au Cours supérieur interarmées, et pourtant, dans les domaines de l'actualité et de l'avenir, quel puissant intérêt présentaient la politique de défense, la stratégie nucléaire, les stratégies indirectes, etc. ?
Une conférence du général BEAUFRE avait cependant été programmée. Avant d'entrer dans l'amphi, le général me dit qu'il ne comptait pas parler plus d'une demi-heure, afin de laisser le temps le plus large aux questions et discussions. Hélas ! L'auditoire se montra sec au bout d'un quart d'heure...
Le général et moi convînmes alors du trou qui existait là dans la formation et dans l'information de cette élite d'officiers, cependant âgés en moyenne de 40 ans. Non pas qu'ils fussent ignorants, loin de là : lecteurs assidus de la presse, des revues traitant des problèmes de défense et de politique étrangère, des livres dont on parlait, ils étaient informés des questions d'actualité et de leur évolution, en autodidactes. Mais il manquait à la plupart les bases, l'histoire, un développement rationnel des idées dans le temps et dans l'espace, une méthode ou une heuristique, tout ce qui constitue en fait une formation solide sur laquelle l'intelligence et l'imagination pussent s'appuyer avec assurance pour construire des analyses et des synthèses profitables et pour faire jaillir des idées.
Il fallait donc amorcer un redressement, pour que la stratégie et l'étude des éléments fondamentaux d'une politique de défense ne restent pas le monopole d'éminents universitaires, journalistes et hommes politiques (ou, à l'occasion, de généraux du cadre de réserve).
Le cours d'histoire subit alors une profonde transformation :
1) D'une part, les amphis narrant dans le détail des combats ou des batailles furent remplacés par l'illustration historique de grands principes stratégiques, tactiques et de commandement.
2) D'autre part, fut créée une « initiation à l'étude de la stratégie » : on étudia en première année l'évolution de la stratégie, de 1750 à l'ère nucléaire ; en deuxième année : la stratégie nucléaire. Les études étaient conduites par groupe, avec rédaction de fiches et de résumés, échanges de communications, exposés, etc.
Cela passionna vite les stagiaires. Mais peu importent les procédés, qui ont sans doute changé depuis. Ce qui importe davantage, c'est de relever cette étonnante carence qui frappait notre enseignement militaire supérieur.
Dira-t-on que la politique de défense et la stratégie sont réservées à l'échelon du Centre des hautes études militaires (CHEM) et de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) ?
Je pense alors que c'est beaucoup trop tardif, puisque les intéressés se trouvent à environ dix ans de leur retraite. Et pourquoi aussi tardivement, alors que je constate tout l'intérêt que portent à ces questions les jeunes étudiants qui entourent M. DABEZIES, ceux aussi qui suivent à la Sorbonne le cours de stratégie du général GALLOIS, qui leur parle aussi bien de VEGECE que de CLAUSEWITZ et de stratégie nucléaire ?
Est-ce parce que de telles études, à l'époque actuelle, présentent des aspects politiques inévitables, du fait que tout problème et toute option sont politisés, qu'il s'agisse de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) de l'Europe, de stratégie indirecte de conscription ou d'armée de volontaires ? Je ne le pense pas, car l'ouverture des esprits est assez large dans l'enseignement de I'ESG pour que les thèses gouvernementales ne soient pas les seules à y avoir accès.
Doit-on alors se contenter de voir rejeter la « pensée militaire » au sein d'une Fondation pour les études de défense nationale ? Il faudrait au moins, dans ce cas, que l'enseignement militaire supérieur y participât activement, et que cette pensée ne restât pas ésotérique.
Je laisse ouvert le débat. Mais je tiens à affirmer le caractère indispensable que présente cette haute culture militaire, économique, politique, philosophique qu'est la grande stratégie. L'École de guerre ne peut qu'y gagner un prestige accru.
Réf. Centenaire de l’École supérieure de guerre 1876-1976 - actes du colloque (1976) p. 185-189.