La 33e promotion par le général Lucien LOIZEAU
Les promotions de Saint-Cyr de mon époque 1898-1900, ai-je écrit plus tard, furent particulièrement favorisées, car elles profitèrent du travail intense auquel donna lieu, après la guerre de 1870, l'étude des faits de guerre par l'histoire, étude qui avait permis de remonter aux sources de l'ère napoléonienne et dont les chefs allemands avaient tirés profit au cours des campagnes de 1866 et de 1870.
Si l'on considère que paru en 1876 la Tactique de Marche de LEWAL, le premier qui rétablit d'après les méthodes napoléoniennes les conditions logiques du mouvement des troupes, que de grands esprits militaires - MAILLARD dans ses Études sur les faits de guerre et ses Éléments de la Guerre, BONNAL dans L'Esprit de la Guerre et la Technique de la Guerre, FOCH dans ses Principes de la Guerre firent faire de 1889 à 1898 un progrès considérable à la tactique en basant à l'École de guerre leur enseignement sur l'étude critique des faits de guerre et accordant ainsi au genre didactique une part restreinte, qu'enfin GG, le capitaine GILBERT, avait déjà publié en 1897 ses Essais de critique, on conçoit que l'enseignement de Saint-Cyr, sous l'impulsion du général MAILLARD, ait pu pendant nos deux années infuser aux méthodes d'instruction un sang nouveau basé sur les leçons de l'histoire et l'emploi des cas concrets.
Le général MAILLARD lui-même, reprenant son étude sur Saint-Privat, qui dix ans plus tôt avait constitué pour l'armée un enseignement de la plus haute portée, nous fit une série d'entretiens que nous écoutâmes dans un silence religieux impressionnant : de son côté le commandant EBENER, nous fit un cours d'histoire militaire dans lequel, rompant avec les errements du passé, il sut tirer de chaque campagne les enseignements tactiques propres à un emploi judicieux des armes dans la guerre moderne.
J'estime aujourd'hui avec le recul de plus de 60 années, que ce premier enseignement me donna des bases solides et saines que j'allais pouvoir élargir et exploiter dès mes premières années d'officier alors que, me trouvant en Afrique souvent détaché avec ma section ou ma compagnie de tirailleurs, je pouvais consacrer aux études de longues heures de liberté. J’eus ainsi tout le loisir de méditer les grandes études que Saint-Cyr m'avait fait entrevoir et celles que provoquaient alors des guerres récentes et les progrès de l'armement : j’exerçais ainsi ma réflexion et mon jugement et me sentais en mesure de me présenter à l’École supérieure de guerre.
Je laisse la parole à mes « Souvenirs » rédigés en 1947 d'après mes notes de l'époque.
Au début de novembre 1907, j'entrais dans cette Maison qui, depuis sa création, avait acquis une réputation mondiale. Quelles ont été mes impressions concernant à la fois le milieu que j'abordais, les études que je suivais, le profit que je retirais de ce stage ?
L'École était commandée la première année par le général MAUNOURY, nous eûmes avec lui que des rapports lointains, mais il sut acquérir notre confiance à la fois par son affabilité et la fermeté qu'il témoigna dans le différend qui nous opposa à l'un des cours. En deuxième année le général FOCH remplaça le général MAUNOURY, sa grande réputation, son enseignement magistral des années passées nous rendaient fiers d'être placés sous sa direction.
Le cadre des professeurs était de choix : à côté du colonel DE MAUDHUY chargé de la tactique générale, on comptait les colonels PÉTAIN pour l'infanterie, CHAMPEAUX pour la cavalerie, FAYOLLE pour l'artillerie, BIAIS pour le génie, TOULORGE pour l'état-major.
Les élèves formaient la 33e promotion ; entrés au nombre de 100, nous étions répartis en six groupes ; mon groupe, le 6e, qui avait à sa tête le capitaine du génie THABARD, comprenait les capitaines GUINARD, GUIZARD, BONNET, BARRARD, ATTANE, les lieutenants STEMMER, LOIZEAU, FONTENAY, DORSEMAINE et deux ou trois autres officiers dont je ne me souviens plus des noms. Le groupe était bien soudé, nos relations étaient cordiales et sympathiques, entre capitaines anciens et lieutenants jeunes existait une bonne et saine camaraderie qui respectait les distances qui nous séparaient.
Les travaux furent consacrés en première année à l'étude de la division, en deuxième, à celle du corps d'armée, conférences et exercices sur la carte au cours du semestre d'hiver, voyages et reconnaissances pendant l'été. Je travaillais assidûment et n'éprouvais aucune difficulté à suivre le programme. Conférences et travaux me donnèrent plus d'une fois l'impression d'obéir à des formules, à des schémas ; malgré l'effort fait pour sortir l'enseignement du cadre didactique, je trouvais qu'on opérait encore trop dans l'abstrait et que les professeurs avaient tendance à représenter les mêmes clichés, parfois même à vous soumettre au régime de la « colle ».
Si le colonel DE MAUDHUY, comme professeur d'infanterie, avait jadis captivé son auditoire en faisant parler son cœur de fantassin, on ne sentait pas dans son enseignement de la tactique générale la hauteur de vues d'un BONNAL ou d'un FOCH. Néanmoins ses amphis sur la réunion des moyens avant d'agir, la sûreté sous toutes ses formes, l'action des moyens réunis par une rationnelle combinaison des armes furent en général bien exposés ; ces entretiens donnèrent lieu à des exercices d'application d'où je tirais, en dehors des conseils sur l'emploi des moyens, cette notion du « de quoi s'agit-il » de FOCH, en vue de « remonter au gros ».
Au cours d'infanterie, le lieutenant-colonel PÉTAIN nous fit dès son arrivée excellente impression : je le vois encore, inaugurant avec mon groupe les voyages d’arme, s'installer à la mairie de Malesherbes, nous accueillant avec son ton habituel de pince sans rire par ces mots : « Messieurs, je sais que vous ne savez rien, je vais m'efforcer en ces cinq jours de voyage de vous apprendre quelque chose ». Et de fait, examinant successivement les différents problèmes tactiques qui s'imposent à l'emploi de l'infanterie d'une division, il sut d'une façon nette et concrète nous exprimer des idées saines qui nous sortaient du « quelconque » de son prédécesseur. Toutefois en 2e année nous pûmes pressentir le côté faible de sa doctrine, une modération allant jusqu'à la timidité dans l'emploi des moyens, l'intention de n'agir qu'à coup sûr, quitte à perdre l'occasion favorable, une préférence marquée pour la défensive en raison de l'accroissance de puissance du feu de l'armement moderne ; un exemple frappant nous fut donné de cet état d'esprit à l'occasion d'un thème étudiant l'emploi d'une division au débouché d'un défilé, et dans la discussion duquel le général FOCH, d'un caractère différent, s'opposa à lui.
J'avais gardé le cours et les notes que j'avais prises au cours des discussions que dirigeait le colonel PÉTAIN et je lui en parlais bien plus tard au cours d'une conversation : « Vous m'enverrez tout cela, me dit-il, j'ai brûlé ou fait brûler tout ce qui a été imprimé ou lithographié de moi, je veux qu'il n'en reste aucune trace. » J'avoue que je n'ai pas obéi.
Le colonel PÉTAIN avait comme adjoint le commandant DÉBENEY qui fit la belle carrière que l'on sait.
Le lieutenant-colonel CHAMPEAUX était un très bon instructeur de cavalerie sans avoir toutefois la haute valeur de ses prédécesseurs CHERFILS, BOURDERIAT ou DES VALLIÈRES.
A l'artillerie, le colonel FAYOLLE nous plut par son enseignement pratique et clair, sa simplicité, son égalité d'humeur ; en seconde année le lieutenant-colonel PALOQUE nous parut souvent rechercher le fin du fin et s'attacher à la technique de son arme au détriment de la tactique.
Au cours d'état-major, le lieutenant-colonel TOULORGE se montra un maitre dans l'art de présenter le fonctionnement du service qui eût parfois gagné à être étudié à un point de vue plus élevé et d'après des procédés plus simples.
A côté de ces travaux d'arme, nous avions des cours de fortification, de géographie, de mobilisation, chemins de fer, santé, administration, dont certains comportaient des examens : c'était la « Pompe » demandant surtout de la mémoire. Il y avait aussi des séances d'allemand avec le vieux professeur YAEGLE qui nous parlait dans un mélange de français et d'allemand - il disait par exemple « Es War die Epoche der Decadence de l'Empire » - les séances d'une heure consistaient à bavarder de choses et d'autres en français jusqu'à ce que, au dernier quart d'heure, il dit : « Allons, Meine Herren, travaillons ». Nous n'étions jamais que 2 ou 3 sur 15 qu'il nous fallait d'ailleurs désigner d'office.
Enfin nous avions chaque matin la séance d'équitation ; l'hiver, à 7 heures par le froid, dans des manèges où le vent soufflait, les pieds couverts d'engelures dans les bottes, le début de la journée était assez pénible. Grâce aux bons conseils de mon instructeur, le capitaine CADIOT, je fis de sérieux progrès. L'été nous allions au bois et en 2e année le général FOCH nous conviait tour à tour à l'accompagner, il fallait alors faire abstraction du cheval et ouvrir son cerveau pour répondre aux questions posées d'une façon souvent sibylline.
En dehors des voyages d'arme nous fîmes les « reconnaissances de frontière » qui, outre le côté militaire et instructif, nous accordait une détente sérieuse par son caractère touristique, en groupe sympathique de 3 ou 4 camarades ; nous n'avions pas alors d'autos, on combinait la voie ferrée et la bicyclette. Nous parcourûmes ainsi en 1re année la région frontière du Nord-Est de Maubeuge à Genève, en 2e année les Alpes de Toulon et Nice au Mont-Blanc ; des instructeurs nous rejoignaient pour l'étude soit de la fortification (Maubeuge, Verdun, Briançon), soit des champs de bataille (Gravelotte. Saint-Privat). Je faisais équipe avec les capitaines GUINARD et GUIZARD et le lieutenant SAVORNIN et je me souviens encore avec plaisir de certains parcours sur les crêtes des Vosges ou dans la traversée d'un glacier de Maurienne.
Nous fîmes encore un voyage d'exercice de siège à Toul et d'histoire en Argonne.
En fin d'année nous devions faire un stage d'arme en 1re année et d'état-major en 2e année : je demandai à servir dans l'Est. En 1908, je fis un stage de cavalerie au 12e chasseurs à cheval ; de Saint-Mihiel nous allâmes faire d’intéressantes évolutions en Champagne sous la direction du général DURAND DE VILLERS et après des tirs de combat nous participâmes à des manœuvres avec la 40e division d'infanterie. Je me trouvais là dans un milieu fanatique et très aguerri et ce stage me fut d'un grand profit et en même temps d'un grand réconfort au contact de ces troupes splendides de l'Est que je ne connaissais pas encore et qui devaient m'attirer plus tard.
En 1909, pour mon stage d'état-major je choisissais la 27e brigade d'infanterie que commandait le général RUFFEY, artilleur expert, très bon tacticien. Dans l’intimité agréable causeur et bon vivant ; sa table était toujours bien servie, surtout en vins de choix, une de ses voitures à bagages était exclusivement réservée à sa cave : aussi était-il piquant de le voir recevoir à déjeuner son divisionnaire, le général DUBAIL, homme froid, austère, qui, à chaque offre de vin, répondait sans le moindre sourire : « Merci, je ne bois que de l'eau ». Nous fîmes de très instructives manœuvres de brigade à travers le Jura, de là nous participâmes aux manœuvres du 7e corps d'armée que dirigeait le général CHOMER. Ce stage me fit voir dans la pratique le service d'état-major, d’abord dans le fonctionnement à l'intérieur d'une brigade, puis dans les liaisons avec la division et le corps d'armée, grandes unités à effectifs renforcés, dans des conditions particulièrement efficaces.
A la fin de la première année, j'avais eu l'impression de m'être maintenu à peu près à mon rang d'entrée - au premier tiers de la promotion - et cependant le directeur des études, le colonel DELIGNY, me dit un jour que j'avais perdu des rangs, ajoutant malicieusement : « Dans toutes vos notes on vous trouve réservé, modeste, discret. Allons ! Un peu de hardiesse ! ». « Ma réserve était voulue », ai-je écrit, car j'avais horreur de paraître solliciter quelque faveur et j'étais trop jeune pour adopter l'attitude de capitaines qui beaucoup plus anciens et âgés que moi - les KOECHLIN, les TANANT, les LAGRUE, les BILLOTTE, les BOUCHERIE - avaient plus de raison de se rapprocher des professeurs et étaient par ailleurs beaucoup plus connus qu'un jeune lieutenant.
Je pris ma revanche en seconde année ; ayant suivi les cours et fait les travaux normalement je ne me croyais ni plus connu ni mieux apprécié. Or, au voyage de tactique générale mon groupe étudiait sur le terrain l'action du XIIe corps allemand se portant le 26 août 1870 de Dombasle sur Varennes dans le mouvement de conversion de la IVe armée allemande vers l'armée de Chalons qui, dans sa marche sur Mézières avait sa droite à Vouziers. Chacun était attentif car le voyage était le « clou » du stage, le facteur dominant des examens de sortie. Au cours des interrogations que posait le colonel DE MAUDHUY sur l’emploi de l'avant-garde, je pensais que mes camarades, en se laissant attirer vers le nord-ouest par la présence de l'ennemi, risquaient de perdre de vue le but de la manœuvre, et dans mon coin je méditais quand le colonel me demanda mon avis, je répondis à peu près ceci : « L'emploi de l'avant-garde est fonction de ce que veut faire demain le commandant du corps d'armée, or, celui-ci veut aller vers le nord-est à la Meuse de Dun, et, s'il a à combattre, atteindre au nord-est de Varennes la crête d'entre Aire et Meuse, en se couvrant sur sa gauche : c'est donc là que doit aller l'avant-garde pour assurer au gros son champ de bataille ». Alors le colonel DE MAUDHUY, si chaud de cœur, si enthousiaste, me complimenta, au retour il s'intéressa à moi tandis que les camarades me félicitaient me faisant entrevoir un brillant classement.
Les disciples avaient alors à comparaître devant le comité d’état-major. C'était impressionnant : derrière une longue table se tenait alignée une brochette de généraux que présidait le général DE LACROIX, chef d’état-major de l'armée ; en avant, à une petite table, était assis l'examinateur, professeur de tactique générale ou d'arme ; l'accusé - je veux dire l'élève venait s'asseoir devant lui. A l'examen de tactique générale le colonel PÉTAIN m'accueillit de son ton habituel où perçait cependant un sentiment de bienveillance peut-être provoqué par le colonel DE MAUDHUY. J'avais à résoudre l'emploi d'un régiment attaquant un ennemi installé en face de lui et recevant dans sa progression des feux sur un de ses flancs, c'était le problème de la couverture, je détachais une unité pour occuper un mouvement de terrain face à ces feux : « Soit, me dit le colonel Pétain, vos dispositions sont judicieuses, mais il y a mieux, il est souvent des cas - et ici il fallait le faire - où on ne couvre qu'en attaquant. Rappelez-vous cela ».
Je sortais avec le numéro 16, le premier de ceux qui avaient à choisir une affectation d'état-major, car les 15 premiers étaient maintenus à l'École pour une année de stratégie. Avant d'entrer à l'amphithéâtre, le général FOCH me fit appeler et me dit qu'il regrettait vivement de n'avoir pu obtenir les crédits suffisants pour me garder en 3e année et ajouta force compliments.
Une trentaine d'années plus tard, devenu commandant en second de l'École, j'eus la curiosité de compulser le dossier de ma promotion et je découvris la raison qui avait poussé le général FOCH à me faire cette confidence : un autre lieutenant et moi avions été reculés de quelques rangs pour permettre à des camarades plus considérés de pénétrer dans le cénacle des stratèges.
Je choisis l'état-major du gouvernement militaire de Paris.
Articla paru dans le Bulletin trimestriel des amis de l’École supérieure de guerre n°11 (juillet 1961).