Conseils aux officiers français de la 53e promotion, par le général Dufour, commandant l'École supérieure de guerre

« Trois mots brillent en lettres d'or sur notre grille d'entrée : ECOLE SUPERIEURE DE GUERRE. Ils évoquent toutes les idées dont vous devez vous imprégner pour faire honneur à l'enseignement que vous avez désiré recevoir.

 

1. Le terme « schola », d'où dérive « école », signifie doctrine, système, en même temps qu'étude. C'est à ce dernier sens seul que vous devez vous attacher.

 

Vous ne venez pas ici, en effet, pour acquérir un corps de doctrine conçu par des professeurs, et par eux érigé en système dont vous deviendrez ensuite les tenants dans l'état-major, c'est-à-dire auprès du commandement, où dans la troupe, c'est-à-dire auprès des exécutants.

 

La doctrine tactique française existe indépendamment de l'École de guerre. Elle est formulée dans nos règlements qui valent pour toute l'armée et qui marquent l'état présent des idées admises pour la conduite et l'exécution des opérations de guerre eu égard aux propriétés de l'armement et à l'état de la machinerie.

 

Ces règlements, l'enseignement de l'École s'y réfère, les commente, se les incorpore même et par conséquent en respecte toujours les prescriptions et la terminologie ; mais sa raison d'être n'est pas là ; le but qu'il vise est plus élevé.

 

Vous êtes à l'École de guerre pour des études qui doivent, à l'aide de la raison comme à la lumière du passé, vous initier à la fois :

 

     - aux conditions du maniement en guerre des grandes unités tactiques, ce qui est le rôle des premiers échelons du haut commandement ;

     - au métier des états-majors, auxiliaires de ce même commandement.

 

Ces deux catégories d'études sont connexes : l'officier d'état-major est d'autant plus à hauteur de sa tâche qu'il a plus réfléchi aux problèmes que pose l'exercice du haut commandement en campagne. Nous l'avions oublié en France après les guerres du Premier empire ; les Allemands nous l'ont rappelé en 1870, heureusement sans nous entraîner à leur suite dans l'erreur grave qui consiste à identifier l'état-major et le commandement pour le plus grand dommage du second.

 

Leçons de commandement et leçons d'état-major, en toutes circonstances de guerre, voilà les deux disciplines que vous êtes appelés à suivre. Elles s'adressent à des facultés et, par suite, à des qualités de nature différente ; vous ne tarderez pas à l'éprouver. Quand une même tête y excelle, il faut la priser haut.

 

Mais le terme ECOLE pourrait faire songer à un régime de contrainte et de compétition, où la faveur d'en haut irait aux disciples qui savent se plier avec le plus d'à propos et de souplesse aux opinions des maîtres, dussent-ils même leur sacrifier des convictions. Chassez cette image, si elle vous vient. Vous accédez à un enseignement de l'ordre supérieur et n'aurez l'estime de vos professeurs que dans la mesure où vous serez direct, sincère, maître de votre pensée et de votre jugement.

 

2. Dans les écoles de formation où vous avez acquis vos galons d'officier, vous avez appris pour savoir et pour savoir apprendre ; et c'est encore pour ce double objet qu'on vient de vous faire accomplir des stages d'arme.

 

A l'École supérieure de guerre il vous faudra, certes, acquérir encore beaucoup de connaissances nouvelles, tant en améliorant votre faculté d'assimilation (le « savoir apprendre »), mais, de plus, et surtout, vous devez apprendre à chercher pour votre compte, à découvrir à votre tour. Cela n'est rien moins que la mise hors tutelle, que l'émancipation, dans le domaine tactique, de votre pensée et de votre volonté. La faculté d'assimilation restera toujours en jeu ; mais progressivement le premier rôle doit passer aux facultés d'invention et de décision.

 

Les méthodes d'analyse et de synthèse qui permettent cette émancipation vous seront expliquées et inculquées par vos professeurs, dont les leçons seront essentiellement objectives et fondées sur le concret. Il suffit donc, ici, de marquer le caractère de l'effort qu'on attend de vous.

 

Qui dit « enseignement supérieur » dit spécialisation, travail en profondeur, exploration d'un ordre de connaissance par coups de sonde en des points insignes où la vérité que l'on cherche semble devoir livrer ses secrets les plus importants. Ne vous attendez donc pas que vos professeurs s'évertuent à vous présenter une encyclopédie de la tactique et du service d'état-major en campagne ; ils n'en auraient pas le temps et, s'ils l'avaient, c'est vous-mêmes qui bientôt leur demanderiez grâce. Non. Vos professeurs vous amèneront aux endroits les plus typiques du domaine ouvert à vos recherches, vous en expliqueront les particu­larités et vous aideront à tirer de ce voyage et de cet examen des conclusions de portée pratique, toujours, et, s'il y a lieu, philosophique. A vous, ensuite, d'utiliser ces grands jalons pour enchaîner votre savoir et atteindre à la pleine intelligence des principes et des procédés.

 

Vous comprenez, de piano, qu'une telle discipline n'est profitable à ceux qui la suivent que s'ils se font du labeur personnel et individuel une loi absolue. Je ne veux pas dire qu'il importe de vous isoler ; d'éviter les échanges d'idées, voire les discussions ; de ne point vous enquérir des lectures utiles ou des documents nécessaires. J'entends simplement que dans la préparation immédiate et l'exécution d'un travail donné, vous soyez vous-même de bout en bout, n'empruntant à d'autres ni le jugement qui propose, ni la volonté qui dispose.

 

Mis en face d'un problème, considérez-le d'abord avec soin pour en bien saisir la nature et les données. Puis, par la lecture et la réflexion, armez-vous pour l'attaquer, sans vous préoccuper de la manière dont les camarades vont s'y prendre. Une fois armés, attaquez-le carrément et, s'il s'agit d'un travail à domicile, avant que le délai dont vous disposez ne tire à sa fin : ceux qui tardent toujours à s'engager versent fatalement dans le velléisme. Maîtres d'une solution, tenez-vous-y fermement, en dépit des repentirs que pourront vous infliger les commentaires d'autrui, car il est rare qu'un problème de tactique ou d'état-major n'offre qu'une issue. Aussi bien, l'application très méthodique d'une solution très ordinaire conduit-elle au succès.

 

En vous comportant de la sorte, vous ferez l'éducation de votre esprit, vous le rendrez pénétrant et productif, capable d'aller au fond des questions et d'en extraire l'essence.

 

Vous fortifierez aussi votre caractère, ce qui est le fondement même de votre préparation à la guerre.

 

3. Que la guerre reste possible ou qu'elle soit à jamais abolie dans une Europe apprivoisée par la société des nations, c'est un débat dont il faut vous abstraire dans l'exécution de votre tâche. Pourquoi ? Parce que le plus élémentaire de vos devoirs d'état est de vous préparer à la guerre comme si elle devait éclater demain.

 

Or la guerre, il est aussi banal de le dire que nécessaire d'y songer, est avant tout une lutte de volontés. Et la volonté se cultive autant par la conduite rigou­reuse de l'effort intellectuel que par la résistance aux épreuves morales ou physiques. Les hommes qui possèdent, avec le contrôle de leur activité cérébrale, le courage de la pensée, sont des forts auxquels les autres courages, celui de l'âme et celui du corps viennent en général de surcroît. D'où l'importance du labeur personnel et individuel, animé, soutenu par la foi militaire.

 

Mais votre préparation immédiate à la guerre tiendra à d'autres conditions encore. La guerre, répète-t-on, doit se faire aujourd'hui avec des machines ; c'est bien vrai, et vous constaterez vite que la tactique est devenue pour une grande part une science, la science de l'emploi des engins de guerre. II n'empêche qu'en fin de compte la machine est toujours actionnée par l'homme : si les possibilités de l'homme viennent à être perdues de vue dans les calculs de la tactique, ceux-ci ne peuvent que faillir. Là gît évidemment la plus grave difficulté de l'enseignement que vous allez recevoir, car il est impossible de faire intervenir le facteur humain avec toute sa complexité dans les fictions que constituent vos exercices et vos travaux.

 

Vous devrez par conséquent vous astreindre, avant d'arrêter une combinaison de tactique ou d'état-major, à en imaginer toujours la mise en œuvre réelle, dans le temps et l'espace, par les exécutants. Vos maîtres y tiendront la main, en vertu même de la consigne qu'ils ont de vous rappeler sans cesse aux réalités de la vie en campagne et du champ de bataille, et de vous mettre en garde contre l'idée trop répandue que le service d'état-major en temps de guerre consiste à se confiner dans des quartiers généraux pour y rédiger des ordres académiques.

 

Au surplus, votre programme d'études comprend des conférences et des voyages qui ont précisément pour objet de vous retremper dans ces réalités ; de mettre sous vos yeux, en pleine lumière, toute la distance qui existe entre les spéculations d'école et la pratique effective de la guerre ; de vous montrer par conséquent la souveraine influence des forces morales sans lesquelles aucun succès n'est entier, avec lesquelles aucun échec n'est définitif. Ces conférences et ces voyages forment le cours d'HISTOIRE MILITAIRE, indépendant de tous les autres et placé au-dessus d'eux dans le service de la vérité. Une École de guerre où ce cours, je ne dis pas manquerait, mais seulement végéterait, une telle École serait comme une âme sans conscience.

 

Au travail donc, joyeusement, avec ardeur et avec confiance !

 

S'il vous faut un dernier critérium pour déterminer cette confiance et cette ardeur, regardez vos camarades étrangers qui savent bien, eux, pourquoi des quatre coins du monde on les a dirigés sur l'École de guerre de Paris et mesurez ce que la paix européenne doit au prestige de l'Armée française ».


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